Je suis en nage, mon cœur bat la chamade. A la lumière de ma lampe de chevet, je fourre vivement les morceaux de cadavre dans un sac poubelle.
On en arrive rarement à ce stade, sauf dans certains cas assez extrêmes. Disons que j'ai atteint le point de non-retour. Explications...
On se fout toujours de la gueule des gens qui ont peur de choses dont on n'a pas peur. C'est très méchant, et très bête, je vous l'accorde ; mais également très rassurant quand on a soi-même peur de quelque chose. Je ne fais pas partie de cette catégorie de personne. Pour la bonne et simple raison que je comprends très bien le fait d'avoir peur de quelque chose de futile en soi. La peur est irrationnelle, et illogique dans bien des cas. Et c'est uniquement mon esprit cartésien qui m'a empêché de piquer une crise.
Je n'ai jamais vraiment aimé mes anniversaires. Oh, je m'amusais bien avec les copains invités, tout ça, tout ça. Mais je redoutais à chaque fois que je déchirais le papier cadeau de découvrir l'une des choses qui me terrifiait le plus. Les poupées de porcelaine. Vous n'imaginez pas mon soulagement lorsque je découvrais des bouquins, des albums cd et j'en passe. Malheureusement, dans ma famille, les anciennes générations restaient sensibles à ces objets de collection. Du coup, j'en ai reçu cinq pour mon plus grand malheur.
Piégée par le statut honorifique de ces abominations que des membres de ma famille m'offraient, je ne pouvais décemment les refuser. Elles trônent fièrement sur l'étagère sur le mur à droite de mon lit. De sorte que je ne les vois pas. Lorsque je passe le chiffon, je prends toujours soin de les contourner, en évitant de les toucher. Cela fait des années qu'elles n'ont pas bougées. Et, même si je ne me l'avoue pas, je prie chaque soir qu'il en soit toujours ainsi.*
Mais cela changea.
Je rangeais mes livres dans les étagères voisines lorsque je remarquais quelque chose d'étrange. Le socle qui permettait à l'une de ces créatures démoniaques avait laissé une marque dans la poussière. Comme si on l'avait bougé. Or, personne, à part moi, ne faisait le ménage dans ma chambre. Je me résonnais, j'avais dû les bouger sans le faire exprès. Je m'en persuadais, mais je vous l'ai dit : j'évitais tout contact, l'idée même me faisait horreur. L'esprit occulte parfois volontairement certains détails, histoire de se préserver. Grave erreur.
Peu après, je faisais à nouveau la poussière lorsque je vis d'étranges traces dans la couche blanche. Après plusieurs vérifications, cela ressemblait vaguement à petites empreintes de pas, comme si on avait glissé sur la poudre volatile. Je déglutis, elle allait des poupées à mes peluches... qui étaient éventrées. Ni une, ni deux, j'ai foncé dans la chambre de mon frère pour l'engueuler d'avoir fait un truc pareil. Il me criait qu'il n'avait pas fait un truc pareil en me traitant de tous les noms d'oiseaux dans toutes les langues qu'il connaissait. J'en étais presque à le supplier de me dire que c'était lui.
Toujours à me persuader par A + B que c'était mon frère, je jetais mes peluches la mort dans l'âme. Mais cela ne s'arrêta pas là. Je faisais de la gouache pour un devoir en graphisme. Une course urgente me fit m'absenter environ une heure. Lorsque je revins, mon travail était en lambeaux et sur le mur était inscrit : TROUILLARDE. J'étais tétanisée. Presque mécaniquement, je me suis tournée d'instinct vers cette étagère. Les mains des poupées étaient tachées de peinture. Elles me fixaient de leurs yeux luisants avec ce léger sourire qui me faisait froid dans le dos. Je me suis précipitée dans la cuisine pour sangloter auprès de ma mère qui conclut également que mon frère me faisait une mauvaise blague. Elle m'envoya au lit avec un relaxant, inquiète de me voir autant choquée.
Prendre ce relaxant fut une erreur, une grave erreur. Je me retournais avec lenteur cette léthargie qui accompagne la prise d'anxiolytiques. Le vent fit claquer sèchement mes volets. L'information mit longtemps à être décrypter par mon cerveau apathique. Mais c'était en fait le bruit de quelque chose qui tombait par terre en se cassant, et à bien y réfléchir. Je n'entendais pas le vent qui soufflait. Avec la curiosité d'un nouveau-né, je tendis la main vers ma lampe de chevet et l'allumais. Grave erreur.
-Bonne nuit, trouillarde.
Je hurlais. A côté de ma lampe se tenait cette soi-disant fée offerte par mon oncle Jackie. Et elle souriait toujours. Je reculais pour mettre le plus de distance entre nous. De sa démarche presque handicapée, elle sauta dans mon lit. Derrière elle, la gavroche et la victorienne. Que je les détestais. Je sentis quelque chose me tomber sur la tête. Je hurlais encore en agitant les bras tentant de retirer ce qui agrippait mes cheveux à me les arracher. J'y parvins au prix d'une touffe de cheveux noirs. C'était la marinière qui les tenait fermement de ses petites mains roses, je la jetais à l'autre bout de ma chambre.
Maintenant je les voyais clairement sur mon lit, toutes les quatre, bientôt cinq. En rang, tendant leurs mains vers moi en avançant à pas claudicant.
-Que... que... Qu'est-ce que vous... me voulez ? ai-je balbutié en tentant de les contourner pour atteindre la porte.
-Nous voulons être avec toi, trouillarde, répondit la fée aux lèvres immobiles.
-Moi non, répliquai-je la voix tremblante.
Elles s'arrêtèrent un instant avant de se mettre à trembler. Je sentis mes entrailles se liquéfier.
-Si tu ne veux pas de nous, alors nous non plus, fit-elle d'une voix douce.
Mon cœur s'arrêta juste avant qu'elle n'édicte sa sentence. D'une manière ou d'une autre, j'ai su ce qui allait se passer. Autant leur marche était claudicante, autant leurs bonds étaient stupéfiants. Elles se jetèrent sur moi. La fée se jeta sur mon visage pour m'atteindre les yeux. J'eus l'heureux réflexe de me protéger de mon bras, et c'est sur lui qu'elle atterrit. Je ne vis pas les autres mais je sentis l'impact violent et la douleur envahir le derrière de mon genoux. Je chutais à terre, leur laissant ainsi le loisir de me passer à tabac. Qui aurait cru que la porcelaine faisait aussi mal, alors que c'est un matériau si fragile.
J'en étais au bord de la folie tellement la terreur m'habitait. Elle avait remplacé mon oxygène, chaque fois que j'inspirais, elle me pénétrait aussi sûrement que la fumée au travers d'une moustiquaire. Mon sang charriait ce poison, à chaque battement de cœur, mes muscles dépérissait, refusant de m'obéir. Elle était mon opium obscurcissant mon esprit.
Il arrive un moment où le vernis d'humanité dont la société nous a couvert craquèle, se fissure et libère quelque chose d'oublié. L'instinct de survie. Il arrive toujours un moment où tout bascule. Comme un interrupteur qui chasse l'ombre avec la lumière. Survivre devient alors plus important que de se laisser dominer par la peur. Survivre devient l'unique pensée qui vous anime, comme la flamme d'une bougie dans une lanterne. Et alors, quand cette part animale héritée de nos lointains ancêtres prend le dessus... L'impossible devient possible. Et l'inimaginable se produit.
Fragile...
Je saisis la Fée et la fixait à travers mes yeux tuméfiés. Malgré son visage figé, je sus qu'elle sentit un changement. Les autres s'arrêtèrent un instant.
-Je vais te dire une chose, Fée clochette. T'as le derche tatoué "Made in China".
Je l'écrasais alors contre le mur, sa tête explosa en morceaux poussiéreux. Je me relevais et saisis la marinière pour la balancer par la fenêtre (j'habite au quatrième étage). L'indienne connut un sort peu enviable, je la pris pour taper sur la victorienne. Lorsqu'il ne resta qu'un moignon de ses pieds dans ma main, je les jetais par-dessus mon épaule avec indifférence. La gavroche était planquée sur l'étagère qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Je la pris et la jetais à terre. Sous mon pied, je lui écrasais le corps. Aucune n'avait émis le moindre cri. Mais chacune s'était débattu, et elle plus particulièrement. Elle, je la réduisis en poussière de mes propres mains, à m'en faire des coupures sur les minuscules tessons.
-Qui c'est la trouillarde, maintenant ?! criai-je dans la nuit, une fois mon forfait achevé.
Je réalisais alors que j'étais nulle part. Au milieu d'une plaine. Sous mon regard indifférent, cinq espèce de feu-follet s'élevèrent des restes de mes victimes. Ils fusionnèrent en un seul dont l'éclat m'aveugla un instant. Il en collecta les poussières pour créer une sorte de mannequin, une autre poupée -petit modèle- à la mâchoire articulée qui devait m'arriver au genou. Elle était habillée en gothic lolita, avec une armure. Elle tenait dans ses mains une petite épée qui me semblait néanmoins très coupante.
Je me relevais. Et tel un chevalier, elle posa son épée devant elle, puis mettant un genou à terre, elle s'inclina devant moi.
-Mon nom est Angela, ordonnez et je vous obéirai, maîtresse, dit-elle simplement.
-Où sommes-nous, Angela ?
-Nous sommes à Dreamland, le monde des rêves, répondit-elle toujours agenouillée.
Dreamland, j'étais donc en train de rêver. J'ouvris soudainement les yeux. J'étais dans ma chambre faiblement éclairée par l'écran jaune verdâtre de mon radio-réveil. Il était 4h02 et j'étais en nage. Je savais aussitôt ce que je devais faire. Comme dans un film, je balançais mes draps d'une main et bondis sur mes jambes. Dans mon bureau, je sortis le rouleau de sac poubelle noir et en déroulais un. Sur les étagères, il y avait toujours ces cinq poupées. Je les pris sans hésitation et fourrais dans le sac avant de les fracasser contre mon mur de toutes mes forces. Puis, discrètement sur la pointe des pieds, je me rendis dans le débarras de la cuisine pour faire descendre le tout au vide-ordure.
Ne vous méprenez pas, je n'en avais plus peur, et elles ne s'étaient animées qu'en rêve/cauchemar. Non. C'est juste qu'elles juraient atrocement avec la décoration de ma chambre et que l'envie de les foutre à la poubelle me démangeait depuis des années.